QUELQUES CONCLUSIONS

Aux termes de notre investigation où nous avons parcouru les principaux secteurs de l’information, quelques conclusions méthodologiques s’imposent. C’est  d’abord la multiplicité des sources et de son extrême diversité : Disparité des matériaux, différence des genres, inégalité des formats et des personnalités des auteurs. La considération de certaines constantes et la détermination d’un nombre relativement restreint de genres nous ont permis d’introduire dans ce désordre un minimum de clarté.

« Qu’est ce que le gouvernement ? », s’interrogeait Napoléon, « Rien s’il n’a pas l’opinion ». Cette opinion[1], si délicate à manier, est un sentiment qui parcourt le peuple à un temps donné et qui le lie à ses dirigeants. L’apparition de cet élément social n’est pas récente. Mais il a pris un tournant décisif en 1789, lorsque pour la première fois les bases même de la société française ont pu être remises en cause par les mouvements du peuple. Mais encore eut-il fallut ici faire la part entre ce qui émanait réellement du peuple, entendu comme le petit peuple, et de la bourgeoise qui n’a jamais vu dans ces prises de positions révolutionnaires qu’un moyen d’accéder à un rang que leur condition populaire ne leur permettait pas d’atteindre. Au début de la Révolution, les hommes du peuple suivaient encore des meneurs, soit par tradition, soit par sentiment de libération. Avec l’Empire, les réactions du peuple tendaient à être unifier par une politique de gouvernement des esprits savamment orchestrées. L’idéologie dominante était source d’acculturation mais également de contre culture, les sentiments et les expressions du peuple allaient se raviver au fur et à mesure que le poids des guerres se faisait plus oppressant. Viendra le temps de l’éveil, de l’affirmation : Peut-être est-ce le sens à donner à l’Histoire de l’opinion publique, une évolution progressive vers la conscience d’elle-même ?

Comment les Français allait-ils réagirent face à la campagne de Russie ? Comme l’on pouvait s’y attendre, il n’y a pas une opinion commune mais plusieurs opinions. Cette pluralité des psychologies collectives, nous amène à reconnaître la variété des communautés sous le Premier Empire. Celles-ci, émergent, réagissent, se cristallisent selon différentes phases entre janvier 1812 et mars 1813, correspondant aux conjonctures de la crise économique et de la guerre. Plusieurs sentiments[2] prédominent :

– La montée de la russophobie, qui avait déjà fortement imprégné les classes populaires en 1799, confiait un soutien moral à Napoléon. Cette haine permettait de légitimer « une guerre juste », contre le seul véritable allié que la France possédait depuis 1807. Cette russophobie ne cessera d’ailleurs d’augmenter par la suite[3].

– L’enthousiasme à mettre fin aux menaces de la Russie, mais également la crainte à s’embarquer dans une guerre longue et coûteuse. L’incrédulité quant à l’affaire Malet et à la persistance des oppositions qui s’expriment de manière plus ou moins clandestine.

– La fierté, la joie lors des faits d’armes victorieux, mais comme dans toutes batailles, le deuil pour chaque familles de voir un défunt fils, frère ou fiancé mort au combat, et qui ne sauront jamais sur quel morceau de terre étrangère aller se recueillir.

– La stupeur, la consternation et la désillusion qui firent place à tout le reste en décembre 1812 lorsqu’on connu les conditions de la retraite de la Grande Armée, devenue affaiblie et traquée, victime de la faim, des intempéries, du froid et des attaques indignes des Russes, soldats et partisans compris[4].

En 1813, les Français redécouvrent ainsi les réalités de la guerre et leur véritable sphère d’appartenance. Pourtant, ils ne réagirent guère de manière offensive contre le régime napoléonien. Ils n’éprouvent ni élan patriotique, ni rébellion ouverte : Seulement une obéissance, peut-être une résignation, couvrant d’ailleurs des différences sensibles, selon les régions et les catégories sociales. Une nouvelle fois, ils remettent leurs destins dans celui de Napoléon. Cette fascination, cette foi en l’Empereur est visible sous la plume d’Etienne-Denis Pasquier qui résume cette période par ces mots :

« Dans cette épouvantable crise, Napoléon resta admirable par la force de son caractère, par les ressources de son esprit. Si lui seul avait pu concevoir et oser une si folle expédition, lui seul pouvait n’y pas succomber tout entier. Telle était la puissance qu’il exerçait sur les hommes qui périssaient à sa suite, que pas un signe de désobéissance ne s’est manifesté, que pas un murmure ne s’est fait entendre dans cette armée succombant sous le froid et la faim ; un pareil exemple n’a peut-être jamais été donné au monde »[5].

Certes, le « grand homme » était dans l’errance. Il venait de perdre près de 500 000 hommes, et ceux sans avoir anéanti les dernières forces de l’Empire russe. Mais tous pensaient qu’avec son retour dans le pays, il allait se ressaisir, tout réparer et assurer de nouveau le salut du pays.


Notes :

[1] Le terme « opinion », employé seul sans adjectif dans les textes du début du XIXe siècle, est le plus proche historiquement de l’idée que nous avons aujourd’hui de la notion d’ « esprit public ». De nos jours, la moindre de ses expressions se trouve enserrée dans un mécanisme analytique, politique ou économique, conduisant à sa prise en compte immédiate à des fins de profit. C’est l’apogée d’un système qui fait des citoyens des agents de changements instantanés, mais dont la perversion conduit à favoriser le consommateur ou le clientélisme. L’ « esprit public » n’a plus grand place à trouver dans un tel système, même s’il peut encore y coexister en certaines occasions.

[2] Certains nous reprocheront sûrement d’avoir fait une part trop grande à des termes aussi ambigus que la passion et les sentiments, se demandant quelle place ceux-ci peuvent bien trouver dans un travail scientifique ? Nous répondrons toute la place, tant ils constituent la trame même de toute vie.

[3] Le durcissement réciproque des haines entre Français et Russes s’accentue lors la campagne de Russie. En dépit des ordres officiels, les soldats russes faient prisonniers par la Grande Armée sont le plus souvent exécutés. Le général Roman Soltyk (1790-1843) atteste ainsi de tortures et de massacres de prisonniers par des soldats espagnols. En réponse à ces violences et au crédit donné à la rumeur selon laquelle Moscou avait été brûlée par la volonté de Napoléon, l’occupation russe en France fut particulièrement douloureuse et nombre de mauvais traitements furent infligés aux prisonniers de la Grande Armée (presque tous ouvriers et paysans) : Sur 150 000 qui connurent la captivité, il n’en rentrera qu’environ 30 000. – Voir Jacques HANTRAYE, Les cosaques aux Champs-Elysées, l’occupation de la France après la chute de Napoléon, Paris, éd. Belin, 2005, p.19, ainsi que Dominique GALOUZEAU DE VILLEPIN (1953-), La chute ou l’Empire de la solitude, 1807-1814, Paris, éd. Perrin, 2008, p. 265.

[4] Les partisans (composés de paysans, de milices et d’anciens militaires) opéraient par bandes oscillant de quelques dizaines à plusieurs milliers d’hommes, la principale étant dirigée par Denis Vassilievitch Davydov (1784-1839). Ils formaient en quelque sorte l’infanterie des Cosaques.

[5] Etienne-Denis PASQUIER (1808-1844), Histoire de mon temps. Mémoires du chancelier Pasquier, publiés par M. le duc d’Audiffret-Pasquier, 6 volumes, Paris, 1893-1894.

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A propos Bertrand Minisclou

Chef de projet, ingénieur développement logiciel, chargé d'études en marketing et historien.
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