L’opinion publique est l’expression de l’esprit d’un peuple. Elle combine un ensemble d’informations propre à celui-ci : Ses mœurs, ses habitudes générales et domestiques, ses occupations agricoles ou manufacturières, son inclination ou antipathie pour les armes, sa disposition naturelle à respecter ou à mépriser le frein des lois [1]. L’existence de la société constitue la condition essentielle de l’opinion publique, puisque celle-ci est liée à la communication qui, elle-même, postule nécessairement le rapprochement d’individus : « Là où cette majorité n’existe pas, il n’y a pas d’esprit public proprement dit » [2]. De ce fait, elle est considérée comme telle uniquement lorsque l’ensemble des voix qui la compose semble relativement cohérent. Autant surprenant que cela puisse être, l’opinion publique ne résulte pas de la somme des opinions privées. En effet, lorsque les individus jugent indépendamment les uns des autres sur un point qui ne passionne pas l’opinion, les jugements moyens ou indifférents sont les plus nombreux. Au contraire, lors qu’apparaissent des phénomènes de contagion, comme cela va se produire après la publication du 29e bulletin de la Grande Armée, les oppositions durcissent et le nombre d’indifférents diminue.
L’opinion publique prend deux formes :
– L’une visible, déclarée, qui est le fait dans la majeure partie des cas l’expression d’une minorité, du moins d’une sélection (bourgeoisie, presse, classes sociales).
– L’autre profonde, mais plus différenciée, étant sous le Premier Empire à peu près clandestine ou à peine chuchotée.
L’opinion ouverte est conjoncturelle, c’est-à-dire qu’elle s’exprime vis-à-vis d’un événement donné, nouvelle information publiée par le bulletin de la Grande Armée par exemple. Cette partie de l’opinion est la plus facile à appréhender car elle s’exprime malgré le climat de censure. Elle est aussi l’enjeu et le terrain des groupes politiques et mouvements divers.
L’opinion profonde représente des courants à long terme, des représentations mentales et mythes divers. Elle est aussi la plus difficile à cerner en raison de la multiplicité de ses composantes et de ses racines anciennes.
Par ses lectures à l’École royale militaire de Paris, Napoléon Bonaparte a été fortement imprégné des ouvrages de culture romaine, ainsi que des écrits de Rousseau et de la philosophie des Lumières. Il adopte la conception d’une opinion publique, synonyme de moralité publique. Les Romains avaient bien compris l’intérêt de l’opinion publique comme support des mérites :
« L’unique punition portée par les lois des Douze Tables contre les plus grands criminels était d’être en horreur à tous. La haine ou l’estime publique y était une peine ou une récompense dispensée par la loi » [3].
Autrement dit, le pouvoir en place prédomine sur les mœurs des individus. L’opinion publique peut alors être renforcée (par l’orgueil de la gloire militaire notamment) ou transformée à sa guise. Cette notion est reprise fortement par Jean-Jacques Rousseau, qui a vu malheureusement sous la monarchie française, une ignorance volontaire de ce concept :
« On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu chez les Modernes, était mis en œuvre chez les Romains et mieux encore chez les Lacédémoniens » [4]. « Ce grand ressort de l’opinion publique si habilement mis en œuvre par les anciens législateurs est absolument ignoré des gouvernements modernes, car comme ils la bravent eux-mêmes, comment apprendraient-ils aux citoyens à la respecter » [5].
Les mœurs peuvent dont être modifiées, alors qu’on les pensait immuables et transmises par l’intermédiaire de la coutume :
« Je ne sache que trois sortes d’instruments à l’aide desquels on puisse agir sur les mœurs d’un peuple ; à savoir, la force des lois, l’Empire de l’opinion, et l’attrait du plaisir » [6].
D’une certaine manière, Napoléon répondra à l’appel lancé par Rousseau. Privé de la stabilité procurée par une légitimité dynastique et héritier de la Révolution qui avait installée l’opinion au cœur de la politique, Napoléon a du accorder à celle-ci une attention soutenue. Il souhaite un rapport direct et exclusif avec la Nation, afin de créer un système politique fondé sur la foi réelle en un guide. L’opinion doit être envisagée en termes d’adhésions, d’acceptations et de refus [7]. Pour Napoléon, les circonstances historiques ne relèvent ni de Dieu, ni du hasard, ni des capacités des grands hommes. Elles sont liées à l’émergence et à la diffusion parmi des millions d’êtres humains d’exigences et d’aspirations devenues constitutives de l’opinion. Il dira à Sainte-Hélène au lieutenant-général Gaspard Gourgaud en mai 1817 :
« J’ai trouvé tous les éléments de l’Empire impérial. On était las de l’anarchie, on voulait en finir. Je ne serais pas venu qu’il est probable qu’un autre aurait fait de même. La France aurait fini par conquérir le monde ! Je le répète un homme n’est qu’un homme. Ses moyens ne sont rien si les circonstances et l’opinion ne le favorisent pas. L’opinion régit tout » [8].
« Il est aujourd’hui, dans le monde civilisé, une puissance morale et universelle, qui est au-dessus de toutes les puissances, c’est l’opinion publique, formées de l’opinion des hommes libres et éclairées de toute nation et de toute religion, de celle de tous les peuples » [9].
Dépassant la notion de conscience et de mœurs d’un peuple, l’opinion publique est le déclenchement d’une attitude. Elle inspire une approbation ou une désobéissance plus ou moins marquées. Cette attitude se transforme également en actes, bénéfiques ou non au régime impérial. Ces actes peuvent aller loin dans la gravité, comme lorsque des affiches incitent des soldats à la désertion ou que certains émeutiers légitiment, par le biais du soutien des masses, un recours à la violence [10].
Néanmoins, dans certaines conditions, c’est le processus inverse qui prédomine, à savoir qu’une attitude est adoptée avant même l’opinion. Ce phénomène est particulièrement visible sous le Premier Empire, du fait de l’importance de la saisonnalité [11] et de l’organisation des communautés (les corps de métiers, les cercles, les coteries). La société paysanne repose notamment sur un enchevêtrement complexe de groupes d’appartenance, plus ou moins vastes, dont on ne perçoit d’ailleurs l’existence que par les archives de la répression [12]. La formation de ces groupes reste assez flexible dans l’ensemble. Elle n’est pas figée, comme dans le cas d’une solidarité assise sur une appartenance territoriale. Le groupe naît sur des liens de parenté, mais fait également intervenir d’autres types de relations (d’amitié, de dépendance économique, de voisinage). Dans le cas où celui si prend position, certains individus vont avoir tendance à suivre dans un premier temps cette même attitude, par imitation de l’entourage (les familles, les maisons, les factions), puis de se faire une opinion en rapport avec elle. Cette tendance à l’imitation est profondément ancrée dans toute micro-société [13]. Les autorités du régime craignent particulièrement ce phénomène d’imitation, de contagion pourrait ont dire, qui une vingtaine d’année auparavant, avait entrainé « la Grande Peur » [14].
Pour Napoléon, la fragilité d’un État réside dans la multiplication de ces phénomènes de contagion qui entraîne une instabilité des masses à l’intérieur du pays. Lors d’un entretien avec Metternich à Dresde en 1812, il lui dira :
« La France se prête moins aux formes représentatives que bien d’autres pays. En France, l’esprit court les rues ; mais ce n’est que de l’esprit ; il n’y a derrière lui rien qui ressemble à du caractère et bien moins encore à des principes » [15].
Cette instabilité peut causer la disparition de l’opinion publique, en désorganisant les membres de la société. Se forme alors un chaos politique [16], que Jean-Jacques Rousseau avait déjà perçu antérieurement comme principe dans ces « Fragments politiques » :
« Quand la chose publique est mal assise, que tout son poids ne porte pas sur la ligne de direction et que ses forces divisées et s’opposant l’une à l’autre se détruisent mutuellement le moindre effort suffit pour renverser tout cet équilibre et l’État est détruit aussitôt qu’attaqué » [17].
En conséquence, l’opinion publique est une force politique indéniable, dont les autorités du régime napoléonien doivent prendre en compte, soit pour l’utiliser, soit pour la neutraliser, soit pour la guider à renforcer le pouvoir, soit pour améliorer les membres de la société en vue de leur bien, voire la société elle-même.
Notes :
[1] Définition tirée de José OLCINA, L’opinion publique en Belgique entre 1809 et 1816, thèse de doctorat d’histoire moderne et contemporaine, sous la direction de Jean Tulard et de Jacques-Olivier Boudon, Paris IV-Sorbonne, 1996, rééd. en 2004. Reprise dans l’article « L’opinion publique de la retraite de Russie à Waterloo », Bruxelles, La Belgique française, 1993.
[2] Lettre d’un Picard à un habitant de Paris, sur l’état des affaires présentes en France, et la situation présenté de l’esprit public dans les départements, comparé à celui de Paris, Paris, Imprimerie de Patris, 1820, p. 26.
[3] Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Fragments Politiques, Paris, éd. Gallimard, collection La Pléiade, tome III, p. 495, paragraphe 4.
[4] Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Le contrat social, Paris, éd. Gallimard, collection La Pléiade, tome III, chapitre 7, p. 459.
[5] Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Fragments Politiques, Paris, éd. Gallimard, collection La Pléiade, tome III, p. 557, paragraphe 4 et p. 558, paragraphe 1.
[6] Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Lettre à d’Alembert, Paris, éd. Garnier Flammarion, p. 74, paragraphe 2.
[7] Louis BERGERON, L’épisode napoléonien. Aspects intérieurs. 1799-1815, Paris, éd. Le Seuil, 1972, p. 17.
[8] Cette importance de l’opinion publique se retrouve sous la plume de nombreux écrivains : Pour Blaise Pascal, « l’Empire fondé sur l’opinion et l’imaginaire règne quelques temps, et cet Empire est doux et volontaire ; celui de la force règne toujours ; aussi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran », Blaise PASCAL (1623-1662), Les pensées, Paris, éd. Sellier et Ferreyrolles, collection Libraire Générale Française, 2000 ; Pour Rousseau, « Elle ne peut être vaincue ni par la raison, ni par la force, ni par la vertu, ni par les lois », Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Lettre à d’Alembert, Paris, éd. Garnier Flammarion, p. 155, paragraphe 2 ; « un monstre qui dévore le genre humain », Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Lettre à l’Abbé Maydieu du 9 février 1770, in Lettres Philosophiques, Paris, éd. Vrin, p. 192, paragraphe 1.
[9] Extrait de L’hercule des anciens et Napoléon, ou l’éducation du grand peuple, Paris, éd. Delaunay, 1845, FRBNF36312668.
[10] François PLOUX (1966-), De bouche à oreille, Naissance et propagation des rumeurs dans la France du XIXe siècle, Paris, éd. Flammarion, collection Aubier, 2003.
[11] La vie sociale des campagnes comprend deux périodes. Durant les mois d’hiver, la commune ou le hameau sont davantage repliés sur eux-mêmes : c’est l’époque des veillées, de pratiques sociales qui restent internes au groupe. A l’inverse, en été, les communautés rurales s’ouvrent sur le monde extérieur. Les relations entre les communautés s’inscrivent dans ces variations saisonnières inter-villageoises qui reflètent avant tout cette chronologie binaire. Une nouvelle diffusée en hiver touchera donc les communautés rurales, mais n’aura pas de terreau favorable à son expansion. Peu-être, nous pouvons nous interroger si ces conditions de la vie sociale ne joue pas en la faveur de Napoléon.
[12] François PLOUX (1966-), Guerres et paix paysannes en Quercy, Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot, 1810-1860, Paris, éd. La boutique de l’Histoire, 2002. Les affrontements intercommunaux sont très révélateurs, parce qu’ils canalisent lors de ces conflits, les divers composants des groupes locaux. On note même qu’ils contribuent à renforcer la cohésion de ces derniers, par la relation ambigüe entre conflit externe et harmonie interne. Les frontières entre ces groupes marquent l’unité de référence privilégiée du point de vue de l’appartenance et de l’identité collective.
[13] Il convient de remarquer que lorsqu’un certain type est dominant, il tend à fixer en fonction de ses propres tendances les idéaux collectifs dont s’inspireront les traditions et l’éducation. « L’homme est imitateur, l’animal même l’est : le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée ». – Nous verrons à ce sujet, Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Emile ou de l’éducation, Paris, éd. La Pléiade, livre II, tome IV, p. 340, paragraphe 1.
[14] Georges LEFEBVRE (1874-1959), La Grande Peur de 1789, Paris, éd. Armand Colin, 1988, première éd. en 1932.
[15] Dominique GALOUZEAU DE VILLEPIN (1953-), La chute ou l’Empire de la solitude, 1807-1814, Paris, éd. Perrin, 2008, p. 168.
[16] Antoine GUERARD DE ROUILLY, De l’esprit public ou de la toute puissance de l’opinion, Paris, éd. Ladvocat, 1814, deuxième éd. de 1821, p. 357.
[17] Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Fragments Politiques, Paris, éd. Gallimard, collection La Pléiade, tome III, p. 486, paragraphe 3.