PREMIÈRES NOUVELLES DE L’INVASION

Le mois de juin fût retenu pour commencer l’invasion de la Russie. Au même moment, l’Angleterre, déjà mis à mal par le Blocus continental, était gêné par l’arrivée d’un nouvel ennemi : Les États-Unis d’Amérique [1]. Le 24 juin 1812, la Grande Armée franchit le Niémen. Dès le début de l’offensive, les plans français sont déjoués, car les Russes échappent aux encerclements et Napoléon ne put leur imposer l’affrontement décisif qu’il recherchait. Des maladresses d’exécution commises par certains de ses lieutenants l’expliquent mais également le manque d’agilité de l’armée, nombreuse, tributaire d’un réseau routier déficient et dépendante de convois pour assurer son ravitaillement. On parvint malgré tout à mener parfois des marches rapides, secret de nombreuses victoires françaises antérieures, mais l’immensité même du territoire limitait leur efficacité. Toutefois l’avance des Français devait inévitablement susciter une inquiétude croissante chez leurs ennemis. Au moment de l’invasion, les correspondances insistent sur le sentiment que Napoléon préside au destin du peuple français, par l’intermédiaire de son commandement de la Grande Armée :

« Esprit public : L’esprit public dont les habitants de la Corse sont constamment animées ne saurait être ni plus énergique ni mieux dirigé. Leurs respects pour la justice et les magistrats, leurs obéissances aux lois, leurs fidélités et attachements à l’auguste chef de l’Empire ne sont point équivoques. Le départ de Sa Majesté de la capitale a exilé dans tous les cœurs le plus vif intérêt. Chaque forme des vœux pour la conservation de ses jours précieux pour l’accomplissement de ses vastes et sublimes conceptions et pour son prompt et heureux retour »[2].

« Esprit public : L’esprit public est bon : Les habitants sont attachés par reconnaissance autant que par intérêt au gouvernement et spécialement au monarque qui préside à nos destinées »[3].

« Esprit public : C’est dans les circonstances difficiles, lorsque le peuple est atteint dans ses moyens d’industrie et même d’existence, que l’on peut juger de l’esprit public, si cette épreuve est quelque fois dangereuses, du moins elle est toujours sure. Je puis conclure de ce principe que l’esprit public des habitants de ce département est essentiellement bon. […] Les opérations militaires de Sa Majesté dans le Nord, sont aujourd’hui l’objet de toute l’attention et de toutes les espérances. Le peuple attend avec confiance le résultat des méditations profondes et des conceptions vaste et sage du monarque qu’il chéri et dans les mains duquel ils posent nos destinées »[4].

Dans le privé, certains sceptiques, des opposants rancuniers, des membres du personnel administratif fraichement remaniés pour leur non soutien à la guerre, nourrissaient les verves contestataires contre le gouvernement. Ils rendirent de sinistres oracles. Le propre ministre de la Marine, Denis Decrès, toujours assez rude, dira que Napoléon était un « homme perdu »[5]. François-René de Chateaubriand, quant à lui,  pensait qu’aura  « le sort de Crassus. Les Russes vont se retirer devant lui comme les Parthes, et cette expédition sera l’écueil de sa puissance ».

Quant à Joseph de Maistre, il évoquait à plusieurs reprises le danger d’une guerre à l’Est de l’Europe : «  Il y a deux chances pour nous : Premièrement que les Français, las de cette effusion de sang interminable, se défassent du guerrier pour se défaire de la guerre. Deuxièmement que la perte d’une bataille tue le charme qui fait sa force »[6]. « Napoléon joue une terrible carte en déclarant une guerre qui le mènera loin, et tout violent qu’il est, il pourrait bien y penser à deux fois. Il paie dans ce moment à peu près 900 000 hommes et il a 590 000 baïonnettes en activité ; cette force militaire étant absolument hors de proportion avec les finances de l’Empire »[7].

L’information sur la déroute des Russes est privilégiée dans les premiers bulletins qui s’efforcent de présenter la progression des troupes françaises comme un succès, et non comme un piège dressé par le général russe Barclay de Tolly :

« La Samogitie et la Lituanie sont presque entièrement délivrées. Jusqu’à cette heure, la campagne n’a pas été sanglante. Il n’y a eu que des manœuvres : Nous avons fait en tout 1 000 prisonniers. Mais l’ennemi a déjà perdu la capitale et la plus grande partie des provinces polonaises, qui s’insurgent. Tous les magasins de première, de deuxième et de troisième lignes, résultats de deux années de soin, et évaluées plus de 20 millions de roubles, sont consumés par les flammes ou tombés en notre pouvoir. Enfin, le quartier général de l’armée française est dans le lieu où était la Cour depuis six semaines »[8].

Les Russes, au contraire, semblent accorder beaucoup moins d’importance à la perte de Wilna. En effet, ils abandonnent la ville et, de plus, détruisent de leurs propres mains les importants magasins de vivres qui s’y trouvaient. Cette attitude des Russes, véritable automutilation empreinte de fatalisme, confortait les Français dans leurs visions de ce peuple :

« A la pointe du jour le 28 [juin 1812] Les Russes se redéployèrent partout. Après avoir échangé quelques coups de canon, ils repassèrent en toute hâte la Vilia, brûlèrent le point de bois de Wilna, et incendièrent d’immenses magasins évalués à plusieurs millions de roubles, plus de 150 mille quintaux de farine, un immense approvisionnement de fourrages et d’avoine, une masse considérable d’effets d’habillement furent brûlés. Une grande quantité d’armes, dont, en général, la Russie manque, et de munitions de guerre, furent détruites et jetées dans la Vilia »[9].

« Les Russes ont mis le feu à ce faubourg, pour obtenir le simple résultat de retarder notre marche d’une heure. On n’a jamais fait la guerre avec tant d’inhumanité. Les Russes traitent leur pays comme ils traiteraient un pays ennemi »[10].

Face aux avancées de la Grande Armée, des familles craignent une désertion de leurs proches. Ces jeunes soldats ne supporteraient pas l’autorité hiérarchique et l’éloignement progressif. Quelques lettres de soutien et d’incitation à l’obéissance nous sont parvenues :

« Vous voudrez bien avoir au fond du cœur en répétant soir et matin des prières pour la conservation des armées de l’Empire français et toujours être obéissant aux personnes qui ont l’autorité supérieure, et ne jamais penser à la désertion, car les lois du gouvernement sont très sévères envers ceux qui ne se conforment pas au règlement de police […] J’ai à vous marquer que le fils de Poirel a fait la désertion et d’autres, et la gendarmerie est tous les jours à leur poursuite, et leur jugement doit être rendu à une amende d’environ 1 000 francs et au moins 4 années de fers »[11].

« Nous te recommandons bien d’être soumis, obéissant à tous les officiers, et notamment à ton capitaine, et l’amitié et l’union avec tes camarades et de te conduire en joli garçon »[12].

Les Français sont marqués par l’impatience à suivre le déroulement de cette campagne, qui s’effectue en premier lieu par les publications des bulletins de la Grande Armée. Cette avidité à obtenir des nouvelles dans les comptes de la situation politique et morale des départements :

« Esprit public : Les Bulletins de l’armée sont lus avec avidité, et chaque victoire remportée par Sa Majesté l’Empereur et Roi, est un nouveau sujet d’allégresse pour le peuple de ce département qui est très soumis aux lois »[13].

« Esprit public : Les distances ne séparent point l’Empereur de ses peuples. Les bulletins de la Grande Armée sont attendus avec avidité impatience, lus avec avidité, racontés avec enthousiasme. Chacun se plait à jouir d’avance des résultats d’une si brillante campagne. Tout paraît l’enorgueillir d’être française »[14].

« A leurs arrivées, les bulletins de nos victoires étaient lus, le soir, dans tous les théâtres, au milieu de l’enthousiasme général »[15].

Les Français sont, d’autant plus, préoccupés que durant l’été 1812, la situation se dégrade en Espagne. La dispersion de nos armées constituait une incitation à la rébellion de certaines communautés locales[16]. Le 22 juillet aux Arapiles, à proximité de Salamanque, mettant à profit une trouée dans le dispositif de marche de Marmont qui cherchait à l’intercepter, Wellington, s’écartant de son habituelle tactique défensive, mena une attaque vigoureuse et remporta une importante victoire. Il marcha ensuite vers Madrid que le roi Joseph fut contraint d’abandonner le 10 août. Soult quitta Séville, évacuant à contrecœur l’Andalousie qu’il avait jusque-là administrée à peu près à sa guise.

Lancier gendarme en Espagne en 1812

Source : Un lancier gendarme en Espagne en 1812, musée de la Gendarmerie nationale, Melun, France.

Dès le 27 juillet, Talleyrand, sincère ou non dans son optimisme, avait écrit à Caulaincourt :

« Les derniers Bulletins nous préparent à des nouvelles décisives qui, dans l’opinion générale, vous ramèneraient tous au mois d’octobre. On croit que les Russes, pour leur honneur, voudront se battre avant de céder, mais qu’ils n’essaieront pas, après une première bataille, de pousser plus loin la résistance ».

L’angoisse perçait jusque chez les gens d’ordinaire les plus favorables aux entreprises de l’Empereur. Le 14 août, alors qu’il n’était pas question, dans les Bulletins, que de victoires, une grande amie du régime, Madame Devaisne, avait écrit :

« On meurt de faim à l’armée, hommes et chevaux. Les Russes ont pris soin qu’il ne restât rien après eux… On est ici d’une indifférence profonde sur la guerre ou d’un mécontentement qui perce facilement. Tout augmente de prix pour les vivres et les autres choses qui sont nécessaires… L’argent est extrêmement rare. L’Empereur, en partant, a épuisé toutes les caisses »[17].

Le franchissement du Niémen

Source : « Le franchissement du Niémen », C. Mott, Musée de la Guerre Patriotique de 1812, Moscou.

Bivouac du vice-roi d’Italie

Source : « Bivouac du vice-roi d’Italie dans la nuit du 8 au 9 juillet 1812 dans la ville de Velky », extrait du « Voyage pittoresque et militaire de Wittenberg en Prusse jusqu’a Moscou fait en 1812, pris sur la terrain même et lithographé » de Albrecht Adam (1786-1862), publié à Munich de 1827-1833, Musée de la Guerre Patriotique de 1812, Moscou.

Bivouac de l’Empereur en avant de Witepsk le 28 juillet 1812

Source : « Bivouac de l’Empereur en avant de Witepsk le 28 juillet 1812 », extrait du « Voyage pittoresque et militaire de Wittenberg en Prusse jusqu’à Moscou fait en 1812, pris sur la terrain même et lithographé » de Albrecht Adam (1786-1862), publié à Munich de 1827-1833, Musée de la Guerre Patriotique de 1812, Moscou.

L’armée française traversant la Dvina près de Beshenkovichi le 24 juillet 1812

Source : « L’armée française traversant la Dvina près de Beshenkovichi le 24 juillet 1812 », extrait du « Voyage pittoresque et militaire de Wittenberg en Prusse jusqu’a Moscou fait en 1812, pris sur la terrain même et lithographé » de Albrecht Adam (1786-1862), publié à Munich de 1827-1833, Musée de la Guerre Patriotique de 1812, Moscou.

Quartier général du vice-roi à Piloni

Source : « Quartier général du vice-roi à Piloni, près du Niémen le 30 juin 1812 », extrait du « Voyage pittoresque et militaire de Wittenberg en Prusse jusqu’à Moscou fait en 1812, pris sur la terrain même et lithographé » de Albrecht Adam (1786-1862), publié à Munich de 1827-1833, Musée de la Guerre Patriotique de 1812, Moscou.


Notes :

[1] À la suite des décrets de Bayonne et de Rambouillet en 1808, Napoléon était entré en conflit avec les États-Unis pour avoir fait saisir des cargaisons américaines à destination de l’Angleterre, l’Empereur réussit cette fois, avec, il faut bien le dire, une aide non négligeable des Britanniques eux-mêmes, à si bien envenimer les relations anglo-américaines qu’on aboutit, le 18 juin 1812, a un vote du Congrès des États-Unis d’Amérique déclarant une guerre contre l’Angleterre. Et Napoléon put savourer le plaisir de voir la « grande jeune démocratie » devenir une alliée de facto de la France dans sa lutte au couteau contre l’Angleterre parlementaire. – Nous verrons à ce sujet, Théodore ROOSEVELT (1858-1919), The naval war of 1812, 1882, rééd. en 1999, et Donald HICKEY, The war of 1812, a forgotten Conflict, Université de l’Illinois, 1901, rééd. en 1990. La guerre anglo-americaine n’eu aucune incidence sérieuse sur le conflit avec la France, mais elle était une motivation pour l’opinion publique des Français.

[2] Extrait du « Rapport sur la situation de la Corse à l’époque du 24 juin 1812 », lettre du préfet du département de la Corse au ministre de l’Intérieur, Ajaccio, 29 juin 1812, Archives Nationales, F1/cIII/Corse/10.

[3] Extrait du « Compte de la situation politique et morale du département de la Creuse pendant le 2eme trimestre de 1812 », envoyé par le préfet (Camus Dumartroy) au ministre de l’Intérieur, Guéret, 30 juillet 1812, Archives Nationales, F1/cIII/Creuse/7.

[4] Extrait du « Compte de la situation politique et morale du département de la Gironde pendant le 2eme trimestre de 1812 », envoyé par le préfet (Alexandre Gary) au ministre de l’Intérieur, Bordeaux, 10 septembre 1812, Archives Nationales, F1/cIII/Gironde/6.

[5] Antoine-Claire THIBAUDEAU (1765-1854), Mémoires, Paris, éd. Plon, troisième éd. 1913, p. 329.

[6] Joseph DE MAISTRE (1753-1821), Correspondances, tome IV, Lyon, éd. de Lyon, p. 79, extrait d’une lettre du 28 janvier/9 février 1812, au roi Victor-Emmanuel.

[7] Joseph DE MAISTRE (1753-1821) et Louis-Charles DE BLACAS D’AULPS (1771-1839), Leur correspondance inédite et l’histoire leur amitié, 1804-1820, commentée par E. Daudet, Paris, éd. Plon, 1908, p. 177.

[8] Pièces officielles et bulletins de la Grande Armée, Année 1812, Paris, De l’imprimerie de H. Agasse, Quatrième bulletin de la Grande Armée, Wilna, le 30 juin 1812, p. 72.

[9] Pièces officielles et bulletins de la Grande Armée, Année 1812, Paris, De l’imprimerie de H. Agasse, Quatrième bulletin de la Grande Armée, Wilna, 30 juin 1812, p. 69.

[10] Pièces officielles et bulletins de la Grande Armée, Année 1812, Paris, De l’imprimerie de H. Agasse, Quinzième bulletin de la Grande Armée, Slawkovo, 27 août 1812, p. 204.

[11] Extrait de la lettre de N. Starette à Nicolas Starette, soldat au 37e de ligne, 4e compagnie, 5e bataillon de la Grande Armée, Saulxures, Vosges, 29 juillet 1812. Léon HENNET et Emmanuel MARTIN, Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812, publiées d’après les pièces communiquées par S.E. Goriaïnow (directeur des Archives de l’État et des Affaires Étrangères de Russie), Paris, éd.  La Sabretache, 1913.

[12] Extrait de la lettre de Claude Prud’homme à son fils Jean Boullinier, soldat à la Grande Armée, Saint-Benoît-sur-Loire, Loiret, 14 mars 1812. Léon HENNET et Emmanuel MARTIN, Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812, publiées d’après les pièces communiquées par S.E. Goriaïnow (directeur des Archives de l’État et des Affaires Étrangères de Russie), Paris, éd.  La Sabretache, 1913.

[13] Extrait du « Compte de la situation politique et morale du département du Gard pendant le 3eme trimestre de 1812 », envoyé par le préfet (Jean-Louis-André Rolland de Villarceaux) au ministre de l’Intérieur, Nîmes, 26 octobre 1812, Archives Nationales, F1/cIII/Gard/7.

[14] Extrait du « Compte de la situation politique et morale du département de la Gironde pendant le 3eme trimestre de 1812 », envoyé par le préfet (Alexandre Garry) au ministre de l’Intérieur, Bordeaux, 29 novembre 1812, Archives Nationales, F1/cIII/Gironde/6.

[15] Charles SIMON, Paris de 1800 à 1900 d’après les estampes et les mémoires du temps, Paris, éd. Plon, 1899, tome I, p. 229.

[16] André LATREILLE (1901-1984), L’ère napoléonienne, Paris, éd. Colin, 1974, p. 285-286.

[17] Antoine-Claire THIBAUDEAU (1765-1854), Madame Devaisne à Thibaudeau en 1812, Mémoires, Paris, éd. Plon, troisième éd. 1913, p. 319-321.

A propos Bertrand Minisclou

Chef de projet, ingénieur développement logiciel, chargé d'études en marketing et historien.
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