La guerre contre la Russie ne surprit personne. Elle était prédite dés le courant de l’année 1811 . La dégradation de l’alliance éclatait à tous les yeux :
A la cour de Murat, l’envoyé français Durand se battait en duel avec l’envoyé russe Dolgorouki. A Paris, on découvrit les rapports des espions de Tchernicheff et du comte de Nesselrode. Napoléon suscita également la colère d’Alexandre Ier en annexant les villes hanséatiques, le nord de la Westphalie, la République du Valais, le Tessin et le duché d’Oldenbourg, dont le prince n’était autre que le beau-frère du tsar. L’Empereur jugea utile de faire publier les textes de ses traités d’alliance avec la Prusse (février 1812) et l’Autriche (mars 1812) accompagné de lettres de son ministre des Relations extérieures qui rappelaient les causes d’une guerre. Maret soulignait notamment que lors de la guerre de 1809 contre l’Autriche, la France n’avait obtenu aucune aide efficace de la Russie.
Alexandre Ier, quant à lui, disgraciait tout à coup Spéranski, l’ami de la France ; il appelait en Russie Stein, le grand patriote allemand, le mortel ennemi de Napoléon, mis par lui au ban de la Confédération. Ces troupes se regroupaient le long du fleuve Bug et un corps d’observation avaient pris position sur le Danube . La Russie se hâtait de conclure la paix avec l’Empire ottoman , négociait une alliance avec la Suède de Bernadotte, et un traité de subsides avec l’Angleterre . Elle favorisait également le développement du nationalisme hongrois dans le but de faire vaciller l’Autriche . La Russie envoya ses revendications à la France en avril 1812. Elles sont volontairement provocatrices : Évacuation militaire de la Poméranie suédoise, de la Prusse et de toutes places occupées au-delà de l’Elbe, réduction de la garnison de Danzig, possibilité de contourner le Blocus en commerçant librement avec les neutres. Immédiatement, Napoléon convoqua Kourakine et clama cette demande comme un outrage. Il ne s’agissait donc plus de litiges secondaires à régler, mais d’une question vitale pour le maintien de l’Empire :
« Napoléon apercevait le trône septentrional d’Alexandre, prêt encore à le dominer par sa position éternellement menaçante, sur ces sommets glacés d’où jadis s’étaient précipités tant de flots de barbares » .
« S’emparer des côtes, passer et déborder la Duna, s’étendre jusqu’à la mer Noire, ouvrir des canaux, séparer ainsi la Russie civilisée de la Russie barbare, faire par les fleuves, une île de l’Europe : Telle serait la grande et tout à la fois sage mesure dans laquelle se renfermerait l’immense politique du maître du monde » .
L’annonce de l’entrée en guerre fut faite au Sénat par Cambacérès, le 3 juillet 1812. On donna lecture solennelle aux sénateurs d’un rapport de Maret qui constatait que l’Empereur avait décidé « de soutenir par la force des armées l’honneur des traités et l’existence des États de ses alliés ». Le Sénat applaudit, nomma une commission spéciale qui rédigea une adresse de soutien. Le Moniteur du 8 juillet 1812 officialisa ces justifications , il y était marqué :
« A la fin de 1810, la Russie changea de système politique ; l’esprit anglais repris son influence. L’ukase sur le commerce en fut le premier acte. En février 1811, cinq divisions de l’armée russe quittèrent à marches forcées le Danube et se portèrent en Pologne. Par ce mouvement, la Russie sacrifia la Moldavie et la Valachie. Les armées russes réunies et formées, on vit paraître une protestation contre la France qui fut envoyée à tous les cabinets. La Russie annonça par là qu’elle ne voulait pas même garder les apparences. Tous les moyens de conciliation furent employés de la part de la France. Tout fut inutile » .
« Cette armée russe que l’or de l’Angleterre a transportée des extrémités de l’Univers, nous allons lui faire éprouver le même sort » .
Napoléon n’est pas exempt de doutes sur cette prochaine campagne . Il confira à Narbonne ses intentions :
« La difficulté pour cette guerre n’est que d’ordre moral. Il faut, en se servant de la force matérielle accrue par la Révolution, n’en pas déchaîner les passions, relever la Pologne, sans l’émanciper, assurer l’indépendance de l’Europe occidentale, sans y ranimer aucun ferment républicain. C’est là tout le problème. […] La guerre a été dans mes mains l’antidote de l’anarchie ; et maintenant que je veux m’en servir encore, pour assurer l’indépendance de l’Occident, j’ai besoin qu’elle ne ranime pas ce qu’elle a comprimé, l’esprit de liberté révolutionnaire » .
Néanmoins, au moment où il tire l’épée, Napoléon proclame des buts beaucoup plus terrifiants pour l’adversaire :
« Il faut refouler les Russes dans leurs glaces, afin que dans vingt-cinq ans, ils ne viennent pas se mêler des affaires de l’Europe civilisée. La Baltique doit leur être fermé. La civilisation repousse ces habitants du Nord. L’Europe doit s’arranger sans eux ».
Il souhaite avant tout intimider l’ennemi, et gonfler la résolution des alliés de la France, qui doivent se sentir entraînés dans une large croisade européenne. Le thème de la croisade est largement repris au cours de cette période : Joseph-François Michaud commence la publication des premiers tomes de son « Histoire des Croisades ». Une représentation de « La Jérusalem délivrée » a lieu à l’opéra de Baour-Lormian le 15 septembre 1812, le jour même de l’entrée victorieuse de Napoléon à Moscou. On peut y voir une allusion à la guerre de Russie, les infidèles étant les orthodoxes russes contre les croisés français. Le mélodrame de Duperche, « La Russie blanche », est donné en représentation le 17 novembre et le 5 décembre 1812 à l’Ambigu. Cette pièce montrait des Polonais, dirigés par le noble Romanowski, venant à bout des Russes avec l’aide de Napoléon et des Français.